Témoignages

La potion du Mézenc

Annie, Daniel et Adrien sont des personnes avec lesquelles il faut entrer en connivence de manière urgentissime. Avec leur Festival sur Lignon, ils nous administrent une solide dose de jouvence musicale mais il leur faut garder leur propre énergie pour avancer et nous faire toujours plus plaisir. Nous devons ainsi y mettre du nôtre. La potion du Mézenc, personne n'y est tombé tout petit par légitimité miraculeuse. C'est affaire de labeur poétique, de touillage obstiné, d'intuition des fumets. Douze ans qu'ils touillent. Au début, en pensant qu'il suffisait d'une marmite, de bons ingrédients et d'un feu. Leur feu, celui de la cinquantaine de bénévoles qui se passent les branchages, qui ramassent les fragments de troncs coupés, et cherchent les étincelles, les éclats pouvant faire revivre tout le reste. Mais il ne suffit pas de touiller.

En ce dimanche, je termine ma semaine après le festival de Crest. La matinée a débuté par un viron vers le Sud, Vinsobres, le seul AOC des Côtes du Rhône. Charles dont le profil de jouvenceau figure avec celui de son frère Joseph sur l'étiquette du mythique Charles-Joseph, dominante Syrah, concocté dans une parcelle accessible en 4x4, pas pour bobo urbain. Mais Charles a pris de la bouteille et nous reçoit comme un prince de sa cave. Carte des vins, satanée liste de variantes en l'honneur du Dieu Bacchus. Nous franchissons ensuite le Rhône avec Pascal. Merveilles de la région : changer de montagnes, de végétation, faire un clin d'œil au soleil d'un autre point de vue, palettes de verts déclinée autrement avec les miroitements argentés des rocs. Mais ma voiture se traîne, lestée de ses caisses en blanc et rouge, dans cette interminable succession de virages avant d'atteindre Fay-sur-Lignon, dans le Mézenc. Pourquoi ces gens en ces lieux ont-ils tous la prétention de nous faire comprendre que nous devons les mériter, éprouver notre ardeur avant de goûter à ce qu'ils font. Bon, on est méritants et on espère avoir du plaisir. Je découvre la place du village qui se présente sans crier gare après un énième tournicoton. Des gens pas du tout dézingués, majestueusement sereins. Puis revirage, étang se mirant en fin de journée, arrivée sur les lieux. C'est une bonne mixture, entre douceur de l'être et personnalité des goûts.

Annie Fanger, présidente du festival, est la première à nous accueillir. Elle insiste sur sa motivation de quasi-fille du pays. Valoriser le patrimoine du pays, son pays. Valoriser, c'est faire vivre ; et le jazz est une des musiques vivantes, parce qu'improvisée ; mais la vie c'est aussi des choses mises bout à bout avec d'autres : chansons françaises, musique du monde, aussi public d'ici, de touristes passants, gens avertis des différentes musiques. Daniel Fanger, directeur de la programmation artistique souhaite que son "petit festival" continue à apporter aux publics d'ici toutes les composantes d'un "grand" festival. Adrien Grou-Rudenez, relation de presse travaillant dans l'année à FR3, n'essaie pas de se faire passer pour un connaisseur pur et dur du jazz. Sa préférence va vers l'éclectisme et les rencontres. J'aime la communication quand elle conjugue conviction personnelle et ouverture aux autres. Il apporte aussi les approches d'une génération postérieure à celle d'Annie et Daniel. Donc nous arrivons dans un vrai festival. Il a son catering (traduisez son buffet des délices chauds et froids, où les truites du Lignon étirent leurs nageoires aux côtés de saucisses de la Réunion, en rougaille comme il se doit, ne parlons pas des gros haricots stimulés par oignons frais et concassée de tomates fraîches) Il y a aussi le backstage (traduisez les coulisses). Cela se fait de s'y serrer la main, d'échanger et respirer le plus légèrement possible. Un guitariste refuse ostensiblement de me serrer la main. Je suis éclairé au sujet de la potion du Mézenc. Elle ne bonifie pas forcément, mais ne fait qu'accentuer les tendances et c'est bien ainsi.

Toutes ces composantes d'un festival ne valent que par le réseau des bénévoles, ici d'environ cinquante venus de la région : Savoie, Lyon, Ardèche, Beaujolais, et je n'ai pas pu tout noter. En voyant Annie, Daniel et Adrien (avec les autres), je pense à un trio, la formation basique du jazz, avec ce qu'il faut pour permettre l'émergence d'une musique libre et déjà élaborée. Ils sont complémentaires, c'est évident, mais ils sont créatifs ce qui est plus dur. Et puis, avec eux, Fay-sur-Lignon est quelque part dans l'éternel triangle qu'il faut construire et faire vivre entre les musiciens, les publics, et les organisateurs. Mais Daniel sait bien qu'au delà de ces enjeux concrets, un festival représente autre chose qu'un concert unique en construisant une identité de lieu. Un cercle de craie Forézien. Un lieu autant humain que physique. Un lieu vibrant, original, innovateur, mais dans lequel chacun peut se retrouver, avancer à son rythme. Par exemple, ce soir le public est emporté par le sentiment de convivialité créé par I Muzzic qui a tenu à fêter les 10 ans d'existence de leur réseau musical, après A Vaulx Jazz, en dispensant des parfums originaux, subtils et forts de jungle au milieu des sapins. Joli mariage.

Je découvre dans le programme, un texte dédié à Jean Ferrat, aux accents très personnels de Natasha Bezriche, chanteuse, d'ascendance maghrébine et slave, Elle est à la fois dans le registre du "toutes musiques" et de représentation de l'unique. Son texte n'en prend que plus de valeur. Je vous le recommande. Les paroles sont à l'image du festival qui, outre la résidence d'I-Muzzic nous a fait jubiler avec Christian Toucas et vibrer avec Alain Leprest.

Daniel est aussi pris par les soucis du quotidien financier et administratif. Il n'y pas que la culture du beau en montagnes du Mézenc. Il me lâche "Finalement tu sais, il faudrait une révolution sociale et culturelle pour disposer des moyens financiers, matériels et surtout socio-éducatifs, afin que les publics puissent satisfaire leur soif d'autre chose." Nous échangeons au fond de la salle où il a la gentillesse de me consacrer ces moments au beau milieu de la préparation du dernier concert. Un des bénévoles le hèle en ces termes : "Daniel, continue tes explications, mais peux-tu en en même temps me donner un coup de main ?". En fait, il s'agit d'un coup de pied en mettant son pédibus sur le bas de l'échelle et la stabiliser afin que le gars puisse monter régler les projos. Eh oui, camarade, la révolution commence par le barreau le plus proche du sol et le plus éloigné du mur, en y mettant le plus de poids possible, sinon la faîtière risque de faire flagada.

Quand Daniel a le blues, à nous de donner le swing et le groove à ces facettes du Mézenc, pour le remercier, lui et son équipe, par notre écoute fraternelle et exigeante.

Tchen Nguyen, jazz-rhone-alpes.com